Par son arrêt C‑817/18 P du 3 septembre 2020, la Cour de Justice de l’Union européenne confirme que les concurrents des bénéficiaires des aides autorisées par la Commission ont la qualité pour agir. Sont visées les actions contre les décisions de la Commission par lesquelles celle-ci n’aurait pas ouvert d’enquête formelle censée permettre aux parties intéressées de déposer leurs observations sur les aides à autoriser. La Cour rejette ainsi un courant minoritaire tendant à subordonner l’accès à la justice aux concurrents des bénéficiaires d’aides à la démonstration que l’octroi de l’aide en cause a une incidence concrète sur leur situation, faussant le rapport de concurrence en question.
Le point de droit en question – les concurrents des bénéficiaires d’aides sont-ils individuellement concernés par les décisions d’autorisation de ces aides ?
En matière de contrôle des aides d’Etat, il convient de distinguer deux phases. Premièrement, la phase d’investigation préliminaire d’une aide prévue à l’article 108, § 3 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) permet à la Commission européenne (Commission) de se former une première opinion sur la compatibilité de celle-ci avec le marché intérieur. A l’issue de cette phase, la Commission peut décider qu’il n’y a pas d’aide, ou que s’il y a aide, elle est compatible avec le marché intérieur et donc autorisée (décision de ne pas soulever d’objections). Deuxièmement, lorsqu’à l’issue de la phase préliminaire, la Commission a des doutes quant à la compatibilité de l’aide, elle ouvre une enquête formelle d’examen (article 108, § 2 TFUE). Cette procédure l’oblige à mettre les parties intéressées en demeure de présenter leurs observations. Pour clôturer cette enquête formelle, la Commission peut conclure à l’absence d’aide, adopter une décision positive autorisant l’aide (éventuellement sous conditions) ou adopter une décision négative l’interdisant. Selon l’article 1, h) du Règlement de procédure en matière d’aides d’Etat (le Règlement n°2015/1589), est une partie intéressée « tout État membre et toute personne, entreprise ou association d’entreprises dont les intérêts pourraient être affectés par l’octroi d’une aide, en particulier le bénéficiaire de celle-ci, les entreprises concurrentes et les associations professionnelles ».
En vertu de l’article 263, quatrième 4 TFUE, une personne physique ou morale ne peut former un recours contre une décision adressée à une autre personne que si ladite décision la concerne directement et individuellement. Comme le rappelle dans ses conclusions l’avocat général Szpunar, lorsque la Commission n’ouvre pas d’enquête formelle, les parties intéressées sont dépourvues de la possibilité de déposer leurs observations sur la mesure d’aide soumise à autorisation. Elles sont dès lors concernées par cette décision en ce que celle-ci les prive de leurs droits procéduraux. La question reste de savoir si elles sont individuellement concernées par cette décision, c’est-à-dire si cette décision les atteint en raison de certaines qualités qui leur sont particulières ou d’une situation de fait qui les caractérise eu égard à toute autre personne et, de ce fait, les individualise d’une manière analogue à celle dont le destinataire d’une telle décision le serait (par ex. affaires 25/62, Plaumann/Commission, p. 223, et C‑198/91, Cook/Commission, point 20). La réponse à cette question est le principal enseignement de l’arrêt de la Cour du 3 septembre 2020.
Les faits à l’origine du litige – les subventions aux organismes de protection de la nature sont des aides d’Etat compatibles avec le marché intérieur et autorisées au terme d’une investigation préliminaire
Les faits en cause concernent un régime de subventions octroyées par les Pays-Bas à des organismes de protection de la nature pour l’acquisition des zones naturelles. Outre leur mission de protection de la nature, ces organismes exercent également certaines activités secondaires de nature économiques telles que des activités touristiques, pour lesquelles elles sont des entreprises, visées par les règles du TFUE.
La Commission a estimé que le régime de subventions constituait une aide d’Etat, au sens de l’article 107, § 1er TFUE. Ces organismes étant investis, en vertu de la mesure d’aide, d’une obligation de service public de protection de la nature, la Commission a déclaré le régime d’aides compatible avec le marché intérieur, sans ouvrir de procédure formelle d’examen.
L’arrêt du Tribunal – peuvent introduire un recours en annulation pour défendre leurs droits procéduraux contre une décision ne soulevant pas d’objections sur une aide les parties intéressées, c’est-à-dire les concurrents, à condition que l’aide ait une incidence concrète sur leur situation
Deux fondations ont alors introduit un recours contre la décision de la Commission autorisant les aides sans ouvrir de procédure d’enquête formelle. Ces fondations exercent notamment des activités de conservation de la nature ainsi que des activités économiques telles que le tourisme. Elles invoquaient la violation de leurs droits procéduraux en avançant l’existence de difficultés sérieuses pour apprécier si les aides étaient compatibles avec le marché intérieur, ce qui aurait dû conduire la Commission à ouvrir une procédure d’enquête formelle.
Par son arrêt T-79/16 du 15 octobre 2018, le Tribunal de l’Union annule la décision de la Commission en considérant que tant le déroulement de la procédure préliminaire que le contenu de la décision confirment l’existence de difficultés sérieuses justifiant une ouverture de la procédure formelle d’examen. Dans son arrêt, le Tribunal reconnaît aux requérantes la qualité de « parties intéressées » car au moins l’une d’elles : (i) est une concurrente directe ou indirecte des bénéficiaires de la mesure d’aide et (ii) l’octroi de l’aide a une incidence concrète sur leur situation, faussant leur rapport de concurrence. Cette qualité de partie intéressée, liée à l’objet spécifique du recours, suffit pour individualiser, selon l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, le requérant qui conteste une décision de ne pas soulever d’objections, lorsque ledit recours tend à faire sauvegarder les droits procéduraux qu’il tire de l’article 108, § 2, TFUE (point 51). Le Tribunal considère qu’il n’est pas nécessaire de démontrer une affectation substantielle pour établir une incidence concrète de l’aide sur le rapport de concurrence ainsi faussé (point 73).
L’arrêt de la Cour – les concurrents du bénéficiaire d’une aide sont des parties intéressées
Dans son arrêt du 3 septembre 2020, la Cour rejette le pourvoi formé contre l’arrêt du Tribunal, tout en précisant que la qualification de « partie intéressée » résulte directement de la qualité de concurrent sans qu’il faille démontrer l’existence d’une incidence concrète de l’aide sur la situation des membres des fondations à l’origine du recours (point 52).
Dès lors, pour pouvoir remettre en cause une décision de la Commission de ne pas soulever d’objections, le requérant doit démontrer un rapport de concurrence avec le bénéficiaire de l’aide pour être qualifié de « partie intéressée » (points 50-52). Il doit par ailleurs invoquer une violation de ses droits procéduraux, en ce qu’il n’a pas pu faire valoir ses observations et apporter la preuve qu’il existait des doutes quant à la compatibilité de l’aide, si bien que la Commission était tenue d’ouvrir une procédure formelle d’examen (point 81).
En revanche, si le requérant n’invoque pas la violation de ses droits procéduraux mais entend contester le bien-fondé de la décision, il ne lui suffira plus d’être une « partie intéressée » pour avoir la qualité pour agir. Il devra en outre montré que sa position sur le marché est affectée de manière substantielle (par ex. affaire C-525/04 P, Espagne/Lenzing, point 31). Comme l’analyse l’avocat général Szpunar, l’arrêt du Tribunal risquait d’aligner les conditions d’accès à la justice par les concurrents des bénéficiaires d’aides pour défendre leurs droits procéduraux aux conditions renforcées requises pour agir contre le bien-fondé d’une décision.
Implications de l’arrêt
Les concurrents des bénéficiaires d’aides peuvent agir contre les décisions de la Commission de ne pas soulever d’objections quant à ces aides en invoquant la sauvegarde de leurs droits procéduraux.